Julie Battilana
Promotion 1997/2001
Parcours
Impliquée dans le monde associatif depuis son plus jeune âge, Julie Battilana se passionne très tôt pour les enjeux de justice sociale.
Après une khâgne B/L, elle intègre l’ENS Paris-Saclay en 1997 dans le département Sciences sociales, où elle étudie la sociologie et l’économie, et HEC, où elle étudie la gestion. Ce cursus, ancré à la fois dans le monde de la recherche et de la pratique, lui permet d’être exposée à des éclairages différents sur les dynamiques organisationnelles et sociétales et d’approfondir sa réflexion sur les conditions qui facilitent la mise en œuvre du changement social.
En 2006, Julie Battilana soutient sa thèse intitulée "L’entrepreneuriat institutionnel : le rôle des individus dans les processus de changement institutionnel" à partir d’un travail de terrain portant sur la mise en œuvre de changements visant à améliorer la prise en charge des patients au sein du système de santé britannique (National Health Service). Elle est alors conjointement affiliée à l’INSEAD et à l’ENS Paris-Saclay et toujours à la croisée de plusieurs disciplines et environnements : la sociologie, l’économie, la gestion mais aussi l’Europe et le monde anglo-saxon.
Aujourd’hui professeure à la Harvard Business School et à la Harvard Kennedy School, Julie Battilana a créé la Social Innovation and Change Initiative qui a pour but d’aider les innovateurs sociaux à mettre en œuvre les changements sociaux dont ils et elles sont porteurs.
Elle vient aussi de publier, en collaboration avec d’autres chercheuses, le manifeste "Travail : démocratiser, démarchandiser, dépolluer" qui met en évidence la nécessité de démocratiser l’entreprise, de démarchandiser certains pans de l’économie et de dépolluer l’environnement.
En 2021, elle doit publier un autre ouvrage qui vise à décrypter les dynamiques de pouvoir dans les organisations et dans la société.
Comment en êtes-vous arrivée à devenir professeure à la Harvard Business School ? Est-ce la réalisation d’un rêve pour vous ?
Il me semblait donc que cette expérience aux États-Unis me permettrait d’enrichir à la fois mes réflexions et mon travail de recherche. Quand j’ai rejoint la Harvard Business School, j’ai commencé à y enseigner en tant qu’Assistant Professor, au sein du département d’Organisational Behavior.
J’ai alors découvert le monde académique américain dont j’ai dû comprendre les codes. J’ai obtenu dix ans plus tard la "tenure" à Harvard Business School et à la Harvard Kennedy School of Government (HKS), ce qui signifie que j’y suis devenue professeure titulaire d’une chaire. J’ai donc aujourd’hui une double affiliation (un "joint appointment") dans les deux écoles. Cette double affiliation me tient à cœur car mon travail de recherche porte sur le développement et la mise en œuvre de changements qui visent à régler les problèmes sociaux et économiques auxquels nous faisons face.
Or, ces projets de changement impliquent souvent à la fois les acteurs du secteur public et privé. Il me paraît donc important d’enseigner et de faire de la recherche à l’intersection entre le monde de la Business School et celui de la School of Government pour soutenir les porteurs de ces projets de changement.
Initiative : la Social Innovation and Change Initiative
Pour mieux les aider, j’ai aussi créé une initiative à Harvard, la Social Innovation and Change Initiative, dont la mission est d’accompagner les innovatrices et innovateurs sociaux dans la mise en œuvre de leurs changements. Nous travaillons avec les étudiant·e·s de Harvard, mais aussi des innovateur·trice·s sociaux dans le monde entier.
Notre objectif est notamment de les aider à mieux comprendre comment fonctionnent les mécanismes du pouvoir, ce qui est indispensable pour leur permettre de mettre en œuvre les changements sociaux dont ils et elles sont porteurs.
Quels sont vos thèmes de recherche et d’enseignement à Harvard ?
Mon travail de recherche est dédié à l’étude du changement social dans les organisations et dans la société. Au-delà de l’analyse des processus de changement menés par les innovateurs sociaux sur le terrain, ma recherche porte également sur les organisations hybrides, aussi appelées entreprises sociales, qui combinent une logique commerciale et sociale. Ces organisations poursuivent des objectifs à la fois financiers, sociaux, et environnementaux. Elles ne sont pas nouvelles, certaines existent même depuis des siècles, telles les coopératives, les hôpitaux et les universités. La nouveauté, c’est qu’au cours des dernières décennies, elles ont pris de l’ampleur dans tous les secteurs, comme celui de la finance, avec les entreprises de micro-crédit, ou celui de l’action sociale, avec les entreprises d’insertion. Si bien que nous assistons à un mouvement graduel d’hybridation de l’économie, qui fait bouger les frontières entre entreprise (business) et société, et contribue ainsi à changer le capitalisme. Or, ce changement en rupture par rapport à la logique de maximisation de la valeur pour les seuls actionnaires est plus que jamais nécessaire, car si nous continuons à l’identique nous risquons non seulement d’accroître encore les inégalités, mais aussi de détruire notre environnement jusqu’au point de non-retour.
C’est pour participer à ce changement, à la fois en tant qu’universitaire et en tant que citoyenne, que j’ai lancé une initiative au mois de mai 2020, avec Isabelle Ferraras et de Dominique Méda. Nous avons co-signé une tribune parue dans 42 publications nationales dans 23 pays pour alerter sur les conséquences de la crise de la covid 19 sur le monde du travail. Nous y dénonçons le fait que la pandémie a porté à leur paroxysme les inégalités d’accès aux soins et aux richesses dans de nombreux pays. Au-delà de ce diagnostic, nous mettons en évidence la nécessité de démocratiser l’entreprise pour impliquer davantage les employés dans son gouvernement ; de démarchandiser les pans de l’économie qui ne peuvent pas être laissés aux seules lois du marché ; et de dépolluer l’environnement. Ce « Manifeste Travail » a depuis recueilli plus de 6 000 signatures de chercheuses et chercheurs dans le monde entier en seulement quelques semaines, et conduit au lancement du site internet democratizingwork.com. Nous avons également écrit un ouvrage collectif avec un groupe de douze femmes universitaires pour dessiner les lignes des changements que nous devons mettre en œuvre pour pourvoir démocratiser, démarchandiser, et dépolluer. Cet ouvrage, Le Manifeste Travail : Démocratiser, Démarchandiser, Dépolluer est paru aux éditions du Seuil en octobre 2020.
En matière d’enseignement, j’ai la chance d’enseigner à la fois aux étudiant·e·s de la Harvard Business School et de la Harvard Kennedy School. Mon cours, intitulé Power and Influence, vise à permettre aux étudiant·e·s de mieux comprendre les dynamiques de pouvoir dans la mise en œuvre des projets de changement social. Sur la base de mes travaux de recherche, je mets notamment en avant trois rôles nécessaires à l’aboutissement des efforts collectifs de changement dans la société, à savoir le rôle d’agitateur, celui d’innovateur, et celui d’orchestrateur.
Enfin, avec l’équipe de la Social Innovation and Change Initiative, nous accompagnons des innovateurs et innovatrices sociaux originaires des quatre coins du monde pour leur donner les outils nécessaires à la compréhension des mécanismes de pouvoir indispensables pour être en mesure d’initier puis de mettre en œuvre les changements sociaux dont ils et elles sont porteur·euse·s. Chaque année, nous sélectionnons une vingtaine d’étudiant·e·s à Harvard pour intégrer notre programme phare New World Social Innovation Fellowship, un incubateur qui les accompagne, en particulier quand la réalisation de leurs actions nécessite de rompre avec les normes et hiérarchies de pouvoir existantes. Le réseau de nos alumnis (65 « Cheng Fellows », venus de 22 pays, http://sici.hks.harvard.edu/groups/alumni/) rassemble des personnes fantastiques dont le travail m’inspire au quotidien.
Quelles sont vos projets professionnels dans le futur ?
Je travaille actuellement à rendre plus accessibles à tous les contenus que j’ai développé pour les aider à mieux comprendre les dynamiques de pouvoir, notamment par la mise en ligne de certains de mes cours.
Je me consacre aussi à l’écriture. Je termine un livre qui reprendra l’essentiel de mon enseignement et de mes recherches sur le thème du pouvoir en lien avec le changement social. L’objectif du livre est de tordre le cou aux idées fausses sur le pouvoir et de permettre à chacun·e de mieux comprendre ses dynamiques. L’ouvrage devrait paraître courant 2021.
J'ai également l'intention de poursuivre le travail engagé avec la publication du livre Manifeste Travail. Mes collègues et moi allons continuer à participer au débat autour de la nécessaire refonte de notre système économique et social. Nous espérons contribuer activement à cette transformation pour que les piliers de la démocratisation, de la démarchandisation et de la dépollution conduisent à la mise en œuvre de changements durables.
Arriver à sortir de la posture de la chercheuse ou du chercheur dans sa « tour d’ivoire » pour participer à ce mouvement de réforme nécessaire me tient à cœur. Cela implique de nouer des partenariats avec d’autres experts mais aussi avec des entrepreneurs, des innovateurs, des représentants des autorités publiques, des entreprises, des associations, tous·tes celles et ceux qui sont au cœur de vie de la cité et de l’élaboration des politiques publiques. Mon travail à la Social Innovation and Change Initiative et au sein du mouvement lancé au autour du Manifeste Travail vise à faciliter de telles collaboration pour permettre mieux répondre aux problèmes sociaux auxquels nous faisons face.