Profil de chercheur : Loïc Bertrand
Parcours
Loïc Bertrand, docteur en chimie et physico-chimiste au PPSM (ENS Paris-Saclay/CNRS), a fondé le laboratoire IPANEMA qu’il a dirigé de 2010 à 2019 avant de rejoindre l’Université Paris-Saclay et le PPSM. Il enseigne à l’ENS Paris-Saclay et dans le cadre d’un projet mené avec l’ENSCI-Les Ateliers.
Il est coordinateur du Domaine d’intérêt majeur sur les matériaux anciens et patrimoniaux (région Île-de-France).
Qu’est-ce qui distingue les matériaux du patrimoine d’autres matériaux ?
Ce sont d’abord leurs caractéristiques fondamentales qui vont les distinguer. Mais ils font aussi partie d’une classe plus large de « matériaux naturels modifiés au cours du temps » qui partagent certaines de ces caractéristiques. Nos réflexions ont donc une résonance en sciences de l’environnement, en sciences de la Terre, en médecine. Ça n’est pas complètement du hasard : ces disciplines étudient toutes des matériaux altérés dont l’évolution temporelle ne peut être négligée et qui est en elle-même une source essentielle d’information.
Les sciences du patrimoine facilitent la compréhension du passé et, d’autre part, favorise la préservation du patrimoine. Elle recouvre une très grande diversité d’objets. Il peut s’agir de matériaux lithiques, biologiques, ou de métaux, souvent complexes. Mais ils ont des propriétés communes, telle qu’une composition altérée ou une hétérogénéité à multi-échelle. Mes deux sujets de prédilection concernent le développement de méthodes pour l'étude des systèmes fossiles et celle de textiles archéologiques exceptionnellement préservés.
Comment les appréhender ?
Ce qui est intriguant c’est que nos objets ont un pied dans l’histoire et un pied dans les sciences de la matière. Ils peuvent donc être abordés tant avec les méthodologies des sciences humaines qu’avec celles des sciences de la nature !
Par exemple, des textiles archéologiques peuvent être appréhendés à travers l’histoire du costume ou celle du tissage, comme à partir de leur composition physico-chimique, de leur structure ou de leur morphologie. L’ensemble des gestes requis pour pouvoir fabriquer un objet, l’utiliser, s’en débarrasser, le recycler, etc., ce que les archéologues appellent la « chaîne opératoire », laisse des traces physiques dans le matériau.
Nous avons regardé comment des collectifs scientifiques – associant chimie, histoire et histoire de l’art, archéologie, paléontologie, sciences des données – développaient des recherches sur les objets du patrimoine. Les questions d’hétérogénéité, altérabilité, singularité… sont souvent présentées négativement, comme des obstacles à leur compréhension mais nous montrons qu’elles sont aussi les voies d’entrée les plus fructueuses pour les étudier et les comparer. Par exemple, l’usure va entrainer des modifications de la matière à multi-échelle et nous devons optimiser des approches analytiques et mathématiques pour mieux lire comment cette information s’inscrit dans la matière.
Que cherchez-vous dans un matériau ancien ?
Nous cherchons à la fois à acquérir des informations sur l’histoire de ces matériaux (leur origine, leur production, leur usage) et sur les mécanismes régissant leur préservation–altération. Dans le domaine des textiles archéologiques par exemple, nous sommes intrigués par le fait que leur forme puisse avoir été préservée alors que les échantillons peuvent être extrêmement fragilisés voire partir en poussière lorsqu’ils sont prélevés sur le site archéologique. L’apport des nouvelles méthodes d’imagerie est ici essentiel.
Beaucoup de développements de ces dernières années ont visé à atteindre des résolutions ultimes (le nanomètre, ou en deçà) mais les matériaux du patrimoine nous guident aussi vers d’autres voies. Leur étude requiert un accès simultané à plusieurs échelles : le nanomètre, le micromètre mais aussi le millimètre ou le centimètre.
L’enjeu n’est donc pas uniquement la haute résolution. Une information liée au vieillissement ou à un procédé de fabrication s’inscrit dans la matière à de nombreuses échelles différentes. Il est essentiel de garder la vue entière sur l’objet : le couplage des informations aux différentes échelles est une des clés.
Les modalités de mise en œuvre des méthodes sont parfois aussi importantes que les méthodes elles-mêmes. Pour ces informations multi-échelles, ce qui compte c’est aussi la forme, donc le contraste en imagerie. Il peut arriver qu’on ne soit pas en mesure d’identifier quel est le composé chimique présent en tel endroit de l’objet mais par contre de distinguer une forme. Cette forme donne parfois encore plus d’informations que la composition chimique locale. C’est ce que nous avons montré en étudiant une amulette métallique entièrement corrodée des débuts de la fonte à la cire perdue, dont le métal entièrement corrodé avait gardé la trace fossile d’une étape-clé de la solidification, révélée par imagerie de luminescence. Ceci nous a permis par la suite d’en déduire les conditions de fabrication, que l’on pensait totalement perdues.
Actuellement, nous travaillons au PPSM sur des matériaux d'étude du peintre contemporain Simon Hantaï. Nous cherchons notamment à y détecter des signaux faibles, signatures de certains gestes. Ce que l’on détecte, est-ce une simple poussière prise dans la peinture ou est-ce un indice-clé sur la composition de l'œuvre et le geste artistique ? Ce qui est compliqué c'est que nous pouvons être aveuglés par les composés majoritaires dans des grands aplats de couleur.
Nous adaptons donc des approches mathématiques de traitement des images avec le Centre Borelli pour nous focaliser sur de petites quantités localisées. Avec Agnès Desolneux, directrice de recherche CNRS au Centre Borelli, nous travaillons sur des questions de classification ou d'analyse statistique des images.
Vous avez beaucoup employé les sources lumineuses synchrotron. Qu’ont-elles apporté à l’étude des matériaux anciens ?
Ce sont des sources de lumière intenses, notamment dans la gamme des rayons X, qui permettent de faire à la fois de l’imagerie à de multiples échelles, et en tout point de l’image d’accéder à des signatures de constituants en teneur très variables, jusqu’aux traces. L’analyse statistique de ces images spectrales nous permet de sonder un matériau ou un composé particulier au sein d’un mélange complexe. C’est la capacité d’adresser ces grandes caractéristiques qui font pour nous l’intérêt des méthodes synchrotron.
Est-il encore possible de créer de nouvelles techniques ?
C’est assez surprenant mais oui. Dans ses travaux de thèse, Rafaella Georgiou, et l’équipe de recherche qui a travaillé avec elle, ont fait preuve d’une grande créativité méthodologique. Rafaella a mis en place des approches analytiques Raman de rayons X qui permettent d’aller regarder la composition de systèmes organiques en 3D. Les matériaux du patrimoine nous incitent à la créativité en nous fixant des jeux de contraintes strictes et cohérentes.
Qu’attendez-vous des nouvelles approches ? Quelles sont selon vous les nouvelles directions de recherche prometteuses dans ce domaine ?
J’attends beaucoup du rapprochement de l’instrumentation physique et des mathématiques. Avoir des approches mathématiques qui permettent de tirer le maximum d’informations de ces matériaux est un véritable enjeu. Quand on étudie ces matériaux, on peut se poser la question suivante : quelle est la part d’information que l’on n’arrive pas à lire dans nos systèmes mais qui est là, voire ce qui n’est pas connu et dont on ne sait même pas qu’il existe ? Une des voies d’approche serait de se redonner des capacités d’exploration et d’élargissement des méthodes d’expérimentation.
Ceci soulève la question essentielle à mes yeux de la formation des jeunes étudiants à l’exploration de matériaux complexes, ce que nous travaillons dans le cadre d’enseignements mis en place depuis la rentrée 2021 à l’ENS Paris-Saclay, en partenariat avec la Graduate School Humanités et Sciences du Patrimoine de l’Université Paris-Saclay, et à l’ENSCI – Les Ateliers.