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Les heptazines, une nouvelle voie de recherche en chimie moléculaire

Pierre Audebert
Pierre Audebert
La chimie des heptazines moléculaires est aujourd’hui en pleine réinvention. Les propriétés thermique et chimique de ces composés aromatiques ouvrent la voie vers de nouvelles applications prometteuses notamment en optoélectronique et en photocatalyse, ou pour le développement de COFs (Covalent Organic Frameworks) ou de MOFs (Metal-Organic Frameworks).
Rencontre avec Pierre Audebert.

Les heptazines

Encore d’un développement extrêmement limité jusqu’au début des années 2000, les heptazines (ou tris-triazines) moléculaires constituent aujourd’hui une branche émergente en pleine expansion.

Constituées d’un socle commun de trois noyaux aromatiques triazines fusionnés et formant une sorte de triangle, ces molécules diffèrent par les groupements présents aux "sommets" de ce triangle.

Heptozine

Heptazines : squelette à 3 hétérocycles azotés fusionnés.

 

Sous le coup de travaux novateurs, ce domaine de recherche connaît depuis quelques années une vraie embellie.

Interview avec Pierre Audebert

Pierre Audebert est professeur à l’ENS Paris-Saclay et chercheur au sein du laboratoire de Photophysique et photochimie supramoléculaires et macromoléculaires (PPSM – Université Paris-Saclay, ENS Paris-Saclay, CNRS) et de l'Institut de recherche XLIM (CNRS, Université de Limoges).

Il est premier auteur d’un récent article sur ce sujet publié : "Pierre Audebert, Edwin Kroke, Christian Posern, and Sung-Ho Lee. State of the Art in the Preparation and Properties of Molecular Monomeric s-Heptazines: Syntheses, Characteristics, and Functional Applications. Chemical Reviews, 2021, 121 (4), 2515-2544

Après avoir étudié la fluorescence des tétrazines et l’interaction entre l’électrochimie et la fluorescence, vos recherches portent aujourd’hui sur leurs proches parentes, les heptazines, et sur leurs propriétés rares. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Électrochimiste, j’aime aussi beaucoup la chimie hétérocyclique car les deux domaines sont très imbriqués. Les tétrazines ont été un des sujets porteurs du laboratoire PPSM et de mes recherches pendant plus de vingt ans.

Les heptazines, vers lesquelles je me suis récemment tourné, avec l'aide précieuse de mes collaborateurs Clémence Allain et Laurent Galmiche, sont d’autres hétérocycles passionnants très chargés en azote.

Cette publication tire ses bases du travail bibliographique réalisé par Sung-Ho Lee pour son rapport de master de chimie moléculaire et interfaces (MOCHI). Elle est aussi le fruit d’une collaboration créée pour l’occasion avec le laboratoire de chimie inorganique d’Edwin Kroke, à la Technische Universität Bergakademie Freiberg, et de la première synthèse d’heptazine par mécanochimie réalisée avec l’aide de Frédéric Mazaleyrat, du laboratoire Systèmes et applications des technologies de l'information et de l'énergie (SATIE – Univ. Paris-Saclay, ENS Paris-Saclay, CNRS, CNAM, Univ. Cergy-Pointoise). »

Quelles sont les propriétés physico-chimiques des heptazines ?

Les heptazines sont déroutantes car elles sont souvent faiblement solubles voire insolubles, mais aussi douées d’une haute stabilité thermique et chimique, se décomposant à des températures supérieures à 500 °C.

Elles sont assez similaires aux tétrazines en termes de réactivité car leur chimie fait majoritairement appel à des substitutions nucléophiles aromatiques  mais elles affichent toutefois quelques différences notables. Par exemple, par opposition aux phosphotétrazines, les phosphoheptazines ne sont pas du tout stables : la liaison carbone-phosphore se casse spontanément pour on ne sait quelle raison !

Les tétrazines fluorescent dans l’orange, les heptazines fluorescent dans le bleu-violet et cette fluorescence possède une longue durée de vie.

Elles sont également réduites quasi-réversiblement à un potentiel rédox relativement haut. L’alternance d’atomes de carbone et d’azote dans les cycles aromatiques rend ces molécules très électro-déficitaires. Quand elles sont photo-activées, leur état excité est un oxydant fort.

En quoi elles amèneront de nouvelles applications ?

Ces molécules présentent un comportement optique et électronique qui laissent entrevoir des applications prometteuses notamment en optoélectronique et en photocatalyse, ou pour le développement de COFs (Covalent Organic Frameworks) ou de MOFs (Metal-Organic Frameworks).

Alors que les photocatalyseurs actuellement utilisés sont majoritairement organométalliques, parfois toxiques et coûteux, les heptazines représentent de potentielles nouvelles plateformes de catalyse photorédox efficaces et sans métaux.

propriétés physico-chimiques des heptazines

 

Quels problèmes rencontriez-vous avec les heptazines avant 2019 ?

Les ancêtres des heptazines ne datent pas d’hier. La première synthèse d’une molécule de cette famille, longtemps rattachée à celle des nitrures de carbone, remonte à 1830 mais le nom d’heptazines n’est pas encore proposé, en particulier pour ce type de composés : en reproduisant le protocole mis au point et non-publié par le savant suédois Jöns Jacob Berzelius, le chimiste allemand Justus von Liebig obtient un composé solide jaune pâle qu’il nomme « melon ». Dans cette molécule, chaque sommet du triangle formé par les noyaux triazines porte une amine, et les cycles sont plus ou moins oligomérisés. D’autres synthèses de composés du même type suivent et donnent par exemple le melem, une triaminoheptazine presque pure, mais dont la formule développée reste inaccessible à l’époque.

En 1960, la dénomination d’heptazines se fait jour pour des molécules de cette famille précise.

Utilisées dans des applications industrielles en tant que retardateurs de feu ou dans les matériaux, les heptazines, notamment moléculaires, ont longtemps fait peu l’objet de recherches fondamentales, car le principal point névralgique du problème restait la synthèse et le très faible nombre des précurseurs utilisables pour la production de composés dérivés. 

Même si le melem donne matière à plusieurs études qui débouchent sur la synthèse de plusieurs dérivés d’heptazines, beaucoup de voies de synthèse demeuraient sans issue et ne mènaient nulle part.

En 2019, vous mettez au point un nouveau une nouvelle voie de synthèse plus efficace et moins dangereuse aboutissant à un nouveau précurseur - la tris-(diéthylpyrazolyl)-s-heptazine ou TDPH. En quoi ouvre-t-elle une nouvelle voix de recherche chez les heptazines ?

La TDPH est une vraie découverte. Elle rouvre le domaine et devrait stimuler les chimistes à synthétiser de nouveaux dérivés, notamment perfluorés pour augmenter le potentiel d’oxydation de ces molécules, et en explorer les propriétés.

Ce nouveau précurseur - la tris-(diéthylpyrazolyl)-s-heptazine ou TDPH -, permet d’éviter le passage quasi-obligé par la trichloro-s-heptazine et les inconvénients afférents à sa synthèse.

Obtenir la trichloro-s-heptazine reste une vraie gageure. Pour obtenir de la trichloro-s-heptazine, il faut chauffer à 140 °C du cyamelurate de potassium dans du pentachlorure de phosphore (PCl5), ou dans un mélange de PCl5 et de trichlorure de phosphore (PCl3). Ce sont des réactifs extrêmement agressifs et toxiques. En outre, la réaction produit de l’acide chlorhydrique (HCl) gazeux et des traces de chlore. Pour les manipuler dans de bonnes conditions de sécurité, il faut disposer d’un équipement dédié, coûteux et que peu de laboratoires de recherche en chimie organique sont en capacité de se payer. Résultat : peu de laboratoires dans le monde produisent de la trichloro-s-heptazine.
C’est un point bloquant pour les recherches. Par ailleurs, cette molécule, très réactive, s’hydrolyse rapidement dès qu’elle est en solution et pour finir n’est pas très soluble.

La tris-(diéthylpyrazolyl)-s-heptazine ou TDPH ne nécessite pas d'équipement spécial

Elle est soluble, on la produit simplement par mécanochimie et mis à part un broyeur rotatoire à billes, elle ne nécessite pas d’équipement spécial. Le chimiste part de la mélamine pour obtenir, par pyrolyse, du melem, qui, par chauffage en présence d’hydrazine, donne de la tris-(diéthylpyrazolyl)-s-heptazine, un solide quasiment insoluble (du fait des innombrables liaisons hydrogène présentes). Il broie ensuite ce composé en présence de dicétone et d’un catalyseur acide pendant 15 minutes et obtient de la TDPH avec un rendement de 30 à 40 %.

La tris-(diéthylpyroazolyl)-s-heptazine ou TDPH

Tris-(hydrazino)-s-heptazine (à gauche) et TDPH (à droite)

Sur la voie de la maturité, la chimie des heptazines se montre désormais capable de se hisser en bonne position dans les recherches sur les molécules organiques hétérocycliques actives.