L’intelligence artificielle au service de l’intelligence humaine et réciproquement
Certains normaliens s’engagent dans des carrières académiques, d’autres choisissent de travailler en entreprise. Raphaël Lasseri vit dans les deux mondes.
Interview
Votre entreprise est spécialisée dans le conseil aux entreprises dans le domaine de l'intelligence artificielle (IA). Que proposez-vous exactement ?
Il y a deux ans, avec des amis, principalement normaliens, j’ai fondé une jeune entreprise, Magic LEMP, qui se spécialise dans la recherche et le développement de solutions en intelligence artificielle explicable.
Notre démarche consiste à coupler la prédictivité des approches de modèles assez complexes, d'apprentissage statistique, d'apprentissage automatique complexe, avec une interface d’explicabilité, qui permette aux responsables métiers d'avoir une com-préhension des raisons qui sous-tendent telle ou telle prédiction. Cette approche s’éloigne du paradigme d'une intelligence artificielle boîte noire qui donnerait des prédictions sans qu'on puisse saisir les causes qui les sous-tendent.
Ainsi, nous essayons d’aller un petit peu au-delà de ça, en permettant d'avoir une grande prédictivité couplée à une explicabilité, ce qui est particulièrement important pour une grande partie de nos clients qui travaillent dans des domaines sensibles, que ce soit dans le domaine de la défense, de la santé ou la justice.
Lors d'un TEDx à Saclay, vous avez mentionné deux défis complexes qui sont apparus avec ce que vous appelez le data bang. Pouvez-vous préciser quels sont ces défis et en quoi ils sont importants ?
Le premier défi que j'avais identifié à l'époque du TEDx avec mon équipe était principalement la nécessité d'avoir une innovation de qualité et une innovation de rupture, et pas uniquement du recyclage d'anciennes technologies packagées sous un jour un peu rénové, pour en tirer le meilleur.
C'est particulièrement important et ça s'inscrit d'ailleurs tout à fait dans les missions de l'ENS Paris-Saclay d’avoir une recherche d'excellence qui permet d'avancer et de proposer un progrès technique réel et pas uniquement des avancées incrémentales par rapport à ce qui a déjà été développé.
Le second défi que j’avais identifié était la nécessité de restructurer la chaîne de transmission de la connaissance au niveau universitaire bien sûr, mais surtout au niveau industriel. On assiste à une dissociation entre recherche académique de pointe qui est menée dans nos laboratoires en France et à l’international, et les entreprises d’une part, la société d’autre part.
Souvent, on a un gros décalage entre technologie et progrès scientifique, et on constate également une distance un peu trop importante, voire une rupture, entre milieu académique et société. Dans la période actuelle, la parole scientifique se construit de manière extrêmement indépendante du débat public.
Un des rôles à mon sens de tout chercheur, dans la recherche publique ou dans l'entreprise, c’est de participer à cette chaîne de transmission de la connaissance. Ce qu'on essaie de faire au niveau de Magic LEMP, c'est d'accompagner nos clients et de développer nos propres technolgies à la fois pour proposer des technologies réellement innovantes, pour régler les problèmes qui restent des problèmes formels mathématiquement.
Nous essayons également de transmettre autant que possible nos connaissances à nos clients afin qu'ils soient à même d'utiliser nos solutions, mais aussi de les comprendre. Ainsi, ils ont une compréhension suffisante des technologies que nous proposons et de leurs limites. Cela leur évite en particulier d’extrapoler ces solutions hors de leur domaine de validité et de s'aventurer dans une terra incognita qui a pu générer un certain nombre de dommages dans plusieurs entreprises.
On cherche vraiment à faire une recherche de pointe couplée à une transmission des compétences, pour qu'on puisse avoir une vraie augmentation des performances et de la qualité de ce que l'on peut fournir à nos clients.
Quel est l’impact de la crise sanitaire sur le développement de Magic LEMP ?
Comme pour toutes les entreprises et surtout les jeunes entreprises, la crise sanitaire nous a déboussolés. Nous avions un peu anticipé la vague du point de vue technique, ce qui nous permis de gérer le début de la crise. Il y a un mois et demi, donc un petit peu avant le début du confinement, nous avons décidé de mettre nos compétences au service de la société, et plus particulièrement au service des soignants.
Toutes les compétences de Magic LEMP, que ce soit d'un point de vue technique ou scientifique, ont tenté de répondre aux différents besoins que les soignants nous ont fait remonter. Notre objectif n’était pas du tout lucratif, nous ne souhaitions pas profiter de la situation d’un point de vue commercial, mais au contraire nous souhaitions offrir modestement l'ensemble de nos compétences.
Votre contribution s’est concrétisée avec la conception et la mise à disposition d’une plateforme Internet, covid-data.fr. De quoi s’agit-il exactement ? Et où en êtes-vous aujourd’hui ?
Depuis la mi-mars, plusieurs médecins et cadres hospitaliers se sont tournés vers Magic LEMP pour les aider à répondre à plusieurs besoins identifiés. Grâce à notre expertise, nous avons créé la plateforme Covid-data.fr qui a pour objectif d'aider à la synchronisation entre les hôpitaux.
En France, le système de santé est de très grande qualité. L’administration des hôpitaux soutient la qualité des soins, mais il est toujours souhaitable optimiser la coordination. Avec cette idée de transmettre la connaissance, dont je parlais précédemment, nous avons décidé de mettre en place une plateforme sécurisée à destination des hôpitaux, leur permettant de diffuser en toute sécurité dans la communauté hospitalière les différents protocoles de traitement développés pour le Covid-19.
Notre objectif était que ces protocoles, qui évoluent rapidement, soient accessibles aussi rapidement dans un grand hôpital parisien que dans une petite clinique excentrée. Cette première brique a été très utilisée et a donné accès à la connaissance en temps réel sur l’ensemble du territoire.
La seconde brique est une brique logistique. Comme on l'a vu, la crise a fait peser une pression colossale sur notre système de santé, qu’il s’agisse des soignants ou des chaînes d'approvisionnement de matériel médical. Il est encore aujourd’hui difficile d'avoir accès par exemple à des équipements de protection en nombre suffisant pour les soignants.
Plusieurs initiatives citoyennes, notamment sur le plateau de Saclay, se sont lancées. L’ENS Paris-Saclay participe à ces initiatives, par exemple pour imprimer en 3D du matériel de protection pour les soignants.
À notre échelle, nous avons voulu contribuer à l’intérêt général, avec une expérience plus "logiciel", en apportant une brique de synchronisation logistique entre les hôpitaux. C'est assez simple.
- Chaque hôpital peut compléter la base de données de cette plateforme en saisissant les stocks de matériel qui sont à sa disposition à un instant T.
- Il peut suivre leur progression, autrement dit les synchroniser jour après jour avec ses logiciels de gestion pour quantifier l'évolution de ce matériel.
Notre plateforme fait deux choses.
- D’abord, avec des algorithmes assez simples d'extrapolation, elle modélise l'évolution de la consommation du matériel. Cela permet d'avoir une prédiction quelques jours à l'avance de la consommation à venir et d'éviter ainsi des pénuries. On est au courant avec trois jours d'avance sur le fait que, par exemple, le gel hydroalcoolique va ri-quer de manquer, ce qui permet de se ravitailler plus facilement.
- Ensuite, la plateforme permet la mutualisation des ressources. En un clic, n'importe quel hôpital peut accéder à une carte régionale ou nationale qui va identifier, parmi les hôpitaux ou établissements de santé voisins, ceux qui disposent d'une ressource manquante afin d’organiser un transfert rapide de matériel entre deux hôpitaux proches, l’un disposant d’un stock suffisant, voire d’un surplus, alors que l'autre est en rupture de stock, tout en transmettant cette information aux autorités publiques.
Qui utilise actuellement votre plateforme ? Est-ce un succès ?
Ça démarre de manière inattendue, comme souvent avec l'entrepreneuriat. Initialement, le déploiement s’est fait en région parisienne et à La Rochelle avec de très nombreux retours positifs. Actuellement, nous rencontrons quelques petites lenteurs administratives. Ce qui est important pour nous, c'est vraiment de rappeler que notre initiative est open source et gratuite ; c’est uniquement dans le but d'aider.
Il n'y a aucune volonté ni de faire de la vente forcée ni de placer un logiciel. Et ça, c'est un message un peu long à faire passer, en particulier en période de crise. On peut le comprendre parce que les administrations ont d'autres priorités, c'est donc assez complexe à faire remonter aux plus hautes instances pour permettre une diffusion rapide.
Nous espérons également proposer aux ARS (Agence Régionale de Santé) et au Ministère des Solidarités et de la santé d’utiliser cette plateforme, pour qu'ils puissent s'en saisir et la déployer avec des moyens bien plus conséquents.
En parallèle, Magic LEMP a été contacté par plusieurs autres pays, notamment le Brésil et l’Israël, qui sont visiblement intéressés par notre solution et envisage de la mettre en place dans leur pays. C'est actuellement entre les mains de leurs experts pour évaluation, il n’est pas exclu que le déploiement soit plus rapide qu'en France.
Comment l'envie d'entreprendre vous est-elle venue ?
Initialement, quand j'ai commencé à réfléchir à l'idée de créer une entreprise, je me suis dit qu'en fait, c'était exactement les mêmes mécanismes cognitifs que ceux d'un chercheur. J'ai eu la chance, pendant ma thèse en physique théorique, d’être très libre ; construire son projet de thèse, c'est se fixer un certain nombre d'objectifs et avoir la volonté de faire avancer la connaissance, de faire avancer les choses.
Et à mon sens, s’engager dans l'entrepreneuriat, c’est se dire qu'on peut faire avancer des choses dans le bon sens et essayer de contribuer au bien commun. Mon ambition, c’est d’essayer d'aider au maximum les entreprises dans une logique vertueuse et également de faire avancer leurs connaissances.
Pour moi, il y a vraiment une grande similitude entre l'esprit d'un chercheur, quel que soit son domaine, et l'esprit d'entrepreneur. Pendant ma thèse, avec mes amis qui sont maintenant devenus mes associés, nous réfléchissions à la place réelle du chercheur dans la société et à la manière dont un chercheur pourrait peser davantage sur l'évolution du système socio-économique. Pour nous, la réponse passait par la création d’une entreprise, pour agir à notre échelle.
Dans votre équipe, vous vous êtes associés à plusieurs normaliens. En quoi est-ce un atout d’être normalien ?
Effectivement. Bien sûr, je prêche pour ma propre paroisse, mais l'expérience montre que c’est un atout. Nous sommes maintenant dix salariés, plusieurs normaliens, mais aussi des ingénieurs et d'autres types de profils.
Je pense que l'esprit des normaliens, façonné pendant notre formation au sein de l'École, apporte quelque chose d'extrêmement riche pour toute entreprise, et encore plus pour des entreprises avec des ambitions de recherche et de développement.
L’atout c’est d'avoir cette grande curiosité, cette grande ouverture, souvent transdisciplinaire et transverse. Ce qui était important pour moi, c'était de mettre en relation les esprits curieux de diverses thématiques et pas uniquement de leurs spécialités, même s’il s’avère que le board de Magic LEMP est principalement composé de physiciens.
Mais l'idée, c'était vraiment d'utiliser la curiosité et l'ouverture d'esprit qui sont propres aux normaliens pour aller défricher de nouveaux terrains et réussir à jeter un regard neuf sur des problématiques que d’autres auraient sans doute abordés avec un regard de spécialistes, certes pertinent, mais peut-être un peu restrictif.
Quel conseil pourriez-vous donner à des normaliens qui hésitent à créer une entreprise, encore plus peut-être aujourd’hui avec la crise économique annoncée ?
Aujourd'hui, le challenge est sans doute plus corsé qu’il y a deux ans quand nous avons créé Magic LEMP. Mais je pense qu'à partir du moment où on a une idée très claire de ce que l'on veut faire, une idée précise du sujet que l'on veut faire avancer, il faut appliquer un raisonnement scientifique.
Ne pas se laisser emporter, ne pas partir dans une d'envolée lyrique marketing en imaginant créer LA nouvelle start up qui va révolutionner le monde.
Ne pas d'être plein de certitudes, mais assez rapidement élaborer un projet de manière extrêmement rigoureuse et carrée. Ce n'est pas parce qu'on n'est pas expert de business model, de business plan, qu'on ne peut pas créer sa structure. Moi-même, je n'avais aucun bagage en finance ou en économie.
Je pense qu'avec de la rigueur scientifique, avec de la curiosité, avec de l'ouverture et surtout avec une forte détermination, les normaliens sont particulièrement bien placés pour entreprendre et pour réussir à faire de très belles carrières, aussi bien en tant que chef d'entreprise que dans le domaine de l'industrie ou de la recherche.