Nicolas Feld, un ancien élève à Safran

Nicolas Feld
Nicolas Feld est un ancien élève du département Génie mécanique de l'ENS Cachan (ancien nom de l'ENS Paris-Saclay). Il est en 2024 manager d'une équipe en charge du développement de méthodes de conception et de calcul de structures aéronautiques pour Safran Transmission Systems.
Mais pas que... Il est également chercheur autour des thématiques liées au calcul multi-échelles, aux matériaux composites, à la dynamique transitoire et au dialogue essais-calculs et professeur, essentiellement à l'école Polytechnique. Portrait d'un ingénieur de recherche, chercheur et professeur.
On le réalise peu quand on est étudiant, mais l’ENS a vraiment la chance d’avoir un corps professoral hors du commun.

Portrait

    Pouvez-vous SVP nous retracer votre parcours ?

    Je suis entré à l’ENS Cachan (ancien nom pour l'ENS Paris-Saclay) sur concours PT en 2004. J’ai suivi le parcours "méca" de l’époque, B1, agrégation et master TACS avant de poursuivre par un doctorat au LMT, devenu aujourd’hui LMPS.

    Quelles ont été les étapes "clés" de votre carrière ?

    Il y en a eu plusieurs.

    La première a été liée à mon entrée à l’école, où j’étais parmi les derniers admis et où j’ai vite constaté mon retard, notamment en sciences physiques, par rapport à la plupart de mes camarades. J’ai donc passé une bonne partie de ma licence et de ma maîtrise à cravacher au lieu de profiter de mes premières années d’école, comme je l’escomptais initialement. Ces efforts n’ont pas été vains et les résultats se sont ressentis dès la maîtrise et jusqu’à l’obtention de mon doctorat. Sans les sacrifices que j’ai dû consentir, je n’en serais pas là aujourd’hui.

    Une autre étape clef est plutôt liée à un échec. Suite à l’obtention de mon doctorat, en lien avec Airbus, je voulais découvrir autre chose que l’aérospatiale. Les sciences appliquées m’intéressaient, mais je voyais l’industrie avec beaucoup de méfiance. J’ai préféré m’orienter vers les géosciences et me suis présenté à un poste de PRAG à l’ENS Ulm, dans le département idoine. J’avais mal préparé mon audition, notamment sur le plan des activités d’enseignement, et je n’ai pas été retenu. Dans ma déception, j’ai ressorti quelques offres d’emploi que j’avais jetées sans même les regarder dans les mois qui précédaient. C’est alors que je suis retombé, par hasard, sur une offre d’ingénieur de recherche dans le groupe PSA, aujourd’hui Stellantis. L’intitulé correspondait exactement à mon profil et le domaine de l’automobile, que je ne connaissais en rien, m’intéressait beaucoup. J’ai candidaté, cette fois mieux préparé, et j’ai obtenu le poste… dont j’avais jeté l’offre négligemment sans l’avoir lue quelques mois plus tôt, pétri de préjugés que j’étais !

    La dernière étape m’a amenée chez Safran. J’ai fait le choix de quitter mon premier emploi à PAS, non sans appréhension, pour retrouver l’enthousiasme des premières années. Mon réseau m’a beaucoup aidé à franchir le pas et j’ai véritablement senti à cette époque l’importance de rester connecté à d’anciens collègues.

    En quoi consistent vos activités professionnelles ?

    À Safran, j’exerce deux rôles principaux

    D’une part, je suis ingénieur de recherche, c’est-à-dire que je mène des activités de recherche appliquée autour des thèmes que je détaillerai plus bas. Dans un cadre industriel, cette recherche ne se limite pas à lire des articles, proposer des méthodes originales et les publier. Il faut avant tout échanger avec les « métiers » (les bureaux d’étude, la production, la maintenance, …) pour comprendre leurs besoins exprimés ou non et déterminer les solutions les plus adaptées. Dans un second temps, le processus est similaire à celle d’un chercheur académique, y compris à travers des encadrements de stagiaires et doctorants. Mais dans un troisième, il faut encore accompagner les développements méthodologiques pour qu’ils soient pris en main par des ingénieurs dont ce n’est pas nécessairement la spécialité. Des efforts d’implantation, de maturation et de pédagogie doivent donc suivre les activités de recherche afin qu’elles trouvent un « client », une démarche que l’ENS nous enseigne heureusement très tôt !

    D’autre part, je suis expert, c’est-à-dire que je réalise des audits techniques, j’apporte mon support lors de crises et je participe au pilotage de la vision scientifique et technique du Groupe à travers les feuilles de route R&T (recherche & technologies). Bien qu’exigeant un socle scientifique de base solide, le métier d’expert est en réalité davantage fondé sur l’expérience technique et le relationnel. Il s’agit la plupart du temps d’organiser des débats, de trouver des compromis, de savoir prioriser et de mettre en perspective les travaux d’autres ingénieurs et chercheurs.

    Pouvez-vous nous expliquer vos thèmes de recherche autour liées au calcul multi-échelles, aux matériaux composites, à la dynamique transitoire et au dialogue essais-calculs ?

    Je m’intéresse aux matériaux composites depuis avant même ma thèse, puisque ma première expérience de recherche, à l’Université Technique d’Eindhoven, en maîtrise, tournait déjà autour de la modélisation de matériaux hétérogènes. Ce qu’il y a d’intéressant dans ces matériaux, outre qu’ils constituent le futur de quasiment toutes nos structures du fait des synergies qu’ils permettent de dégager entre leurs constituants, c’est qu’ils sont porteurs de problématiques scientifiques passionnantes.
    Par exemple, le " multi-échelle" et la "dynamique transitoire" ne sont rien d’autre dans ce cadre que la compréhension de comment des phénomènes qui se déclenchent à une échelle dix fois plus petite que l’épaisseur d’un cheveux (ce qui correspond au diamètre typique d’une fibre de carbone) influencent la réponse d’une structure d’un mètre de long lorsqu’elle est, par exemple, impactée par un grêlon à Mach 0.8 !
    Modéliser des interfaces, tenir compte des effets de vitesse liés à la propagation des ondes ou à des phénomènes visqueux, simuler la croissance d’endommagements, le tout en essayant d’en avoir une représentation convaincante à l’échelle d’une pièce, constituent autant de sujets d’étude qui concourent, dans leur ensemble, à mieux comprendre et prédire la physique interne de ces matériaux.

    Le dialogue essais-calculs est une discipline comparativement récente. Depuis l’apparition des outils numériques, les ingénieurs se sont attelés à corréler les résultats prédits avec ceux observés expérimentalement lors d’essais de caractérisation ou, en fin de développement, de validation. Historiquement, ces corrélations ont été menées sur des signaux temporels, mesurés ponctuellement sur les machines d’essai ou au moyen d’un nombre limité de capteurs locaux, comme des jauges ou des accéléromètres.
    De nos jours, les progrès de l’optique numérique nous permettent d’instrumenter nos essais au sol avec des caméras à haute résolution, dans la gamme de l’optique comme de l’infrarouge, nous donnant accès grâce à des techniques de corrélation d’images numériques (CIN), où l’école est pionnière, à des champs de déplacement ou de température. Mais comparer ces champs mesurés avec des champs simulés n’est pas si simple : il faut les exprimer dans un espace commun, choisir une métrique pertinente pour les comparer et avoir une stratégie idoine pour décider quelles conséquences tirer des écarts observés.
    Je travaille sur ces derniers aspects, en tenant compte de contraintes industrielles comme la variété des logiciels utilisés, en CIN comme en simulation, ou l’automatisation des actions à effectuer au cours de la corrélation.

    Pouvez-vous nous en dire plus sur votre collaboration avec les sociétés du Groupe Safran ?

    Les sociétés du Groupe Safran sont à la fois nos partenaires et nos clients. D’une certaine façon, elles posent le besoin. Mais Safran Tech dispose d’une grande marge de manœuvre dans la façon dont elle interprète et répond à ces besoins. Par exemple, des travaux scientifiquement novateurs que j’ai lancés sur l’analyse multi-échelle correspondent à un besoin qui n’a jamais été exprimé par les sociétés du Groupe, mais dont je suis convaincu, ainsi que les co-responsables des feuilles de route R&T dans lesquelles je m’inscris, qu’il correspond à une exigence sous-jacente de robustesse.
    Ces travaux offriront à terme à Safran un avantage majeur pour le développement de moteurs de nouvelle génération, qui devront d’ailleurs arriver très vite sur le marché pour répondre aux ambitions de réduction des émissions de CO2 auxquelles le secteur aérien doit contribuer !
    Toute la difficulté est de trouver l’équilibre délicat qui permet à Safran Tech d’aider au mieux les sociétés dans leurs missions à court, moyen et long terme, sans pour autant devenir un prestataire, ce qui viendrait obérer notre efficacité et, à terme, signerait notre disparition.
    Dans ce contexte, en théorie, certaines activités comme le dialogue essais-calculs répondent davantage à des besoins moyen terme, tandis que d’autres visent davantage le long terme et que les différentes actions de support que je mène ont des conséquences parfois à très court terme… Mais en pratique, ces activités s’enrichissent les unes les autres au fur et à mesure de leur avancée et les enjeux long terme d’hier deviennent parfois les urgences de demain. Il y a donc une saine alchimie qui se développe dans tout cela et qui, par exemple, m’amène aujourd’hui à m’intéresser davantage aux polycristaux qu’aux composites.
    Pour reprendre une analogie qui m’est chère, mener un programme de recherche en industrie n’est pas comme construire une maison, c’est plutôt comme entretenir un jardin : on peut le guider avec des tuteurs, de l’engrais et des coups de cisaille, mais c’est la nature qui décide quelles plantes fleuriront le mieux au printemps prochain.

    Qu’est-ce qui vous a amené vers l’enseignement ? Quelle est votre discipline à Polytechnique ?

    Je n’ai en réalité jamais cessé d’enseigner après l’agrégation, c’est une passion ! J’ai fait un monitorat en thèse, puis tenté, au début avec difficulté, de trouver des vacations pour continuer à enseigner après être entré chez PSA.
    J’ai eu la chance d’en trouver d’abord à l’Université Pierre et Marie Curie, devenue Paris Sorbonne, dont j’avais aussi fréquenté les bancs, avant de profiter de mon réseau pour enseigner au CNAM, à l’Université de Bordeaux, à l’ENSTA, à l’école de Ponts, etc.

    En 2018, j’ai été recruté à l’école Polytechnique en tant que professeur chargé de cours, me permettant de me consacrer plus intensément encore au métier d’enseignant en me mettant à temps partiel à Safran. J’y enseigne toujours la mécanique, aussi bien en travaux pratiques qu’en cours fondamentaux et jusqu’à des projets numériques sur des applications quasi-industrielles.

    Vous avez un parcours très riche et diversifié, quelle est l’expérience marquante que vous souhaitez nous relater ?

    Mes étapes-clefs relatées ci-dessus ont sans doute été les expériences les plus marquantes de mon parcours. Finalement, j’ai appris à accepter mes préjugés, mais à en avoir conscience pour être capable de les dépasser quand je suis confronté à l’incertitude. J’ai également compris que mes échecs m’apprenaient beaucoup plus de choses que mes réussites, qui, après tout, doivent beaucoup à la chance.
    L’important est donc de savoir rebondir, pas de tout réussir en permanence. Enfin, je me suis rendu compte de l’importance des réseaux dans le monde qui est le nôtre. Qu’on l’approuve ou pas, c’est une réalité dont il faut être conscient pour être en mesure de l’utiliser au mieux.

    Quels sont vos souvenirs de votre période à l’ENS-Cachan ?

    J’ai d’excellents souvenirs de mes camarades de classe, notamment des étudiants de l’université Pierre et Marie Curie (UPMC) qui partageaient notre scolarité, de la vie sur le campus, tout décrépit qu’il était, et de mes professeurs en général.

    On le réalise peu quand on est étudiant, mais l’ENS a vraiment la chance d’avoir un corps professoral hors du commun. J’ai toujours un pincement au cœur, mais aucun regret, en songeant que j’aurais pu davantage profiter de la vie étudiante ou m’investir dans les différents bureaux de l’école. Mais j’ai appris à la dure que je n’avais pas les capacités pour courir deux lièvres à la fois : à un moment, il faut savoir ce que l’on veut !

    Je garde également des souvenirs émus de mes années de thèse et des collègues avec qui je partageais mon bureau, mon trajet ou mes difficultés qui semblaient alors insurmontables. La vie du laboratoire LMT était vraiment quelque chose…

    Votre meilleurs souvenirs ?

    J’ai rencontré celle qui deviendrait ma femme lors de mon week-end d’intégration, en l’invitant à danser un mambo. C’était déjà évident pour moi, même si pas encore pour elle à l’époque. Difficile de trouver mieux !

    Qu'est-ce que votre formation vous a apporté qui vous a été d'une grande utilité dans votre parcours ?

    Beaucoup, beaucoup de choses, et je n’arriverai pas à faire un choix. La formation scientifique de base, même si tout n’est pas directement utile, forme un socle sur lequel tout le reste se construit. Les mathématiques, le sens physique, la pratique expérimentale, tout cela est complémentaire et permet de ne pas être un scientifique hyper-spécialisé travaillant seul dans son coin.

    C’est même paradoxalement les cours qui me semblaient les moins utiles qui m’ont parfois été les plus indispensables dans des situations concrètes. L’analyse du signal me semblait trop éloignée de la mécanique et m’est aujourd’hui indispensable pour ma recherche sur le dialogue essais-calculs. J’exécrais la programmation numérique à l’époque et je passe aujourd’hui la plus grande partie de mon temps à programmer (avec plaisir !) sur ordinateur.
    L’analyse fonctionnelle me semblait n’être que du bon sens paysan mais se révèle un outil indispensable pour aborder des situations de crise.
    Même l’apprentissage de la CAO, je m’en suis rendu compte, m’a donné une capacité à voir et à penser dans l’espace qui m’est utile… dans mes activités artistiques les mercredi soirs !

    Et maintenant, quels sont vos projets ?

    Après avoir soutenu mon habilitation à diriger des recherches fin 2022, j'ai intégré en 2023 Safran Transmission Systems, où j'ai pris la tête du bureau des méthodes de la Direction Technique. J'y encadre une petite équipe d'ingénieurs et docteurs qui s'attellent à rendre accessibles pour le bureau d'études le résultat de recherches telles que celles que je menais à Safran Tech. C'est une nouvelle expérience que j'aborde avec beaucoup d'enthousiasme, d'autant qu'il me reste beaucoup à découvrir dans ce domaine...